Le recours à l’article 49-3 de la Constitution n’a pas bonne réputation dans l’histoire de notre vie politique. Utilisé 89 fois depuis les débuts de la Vème République, cet article de notre loi fondamentale permet au gouvernement de faire adopter sans vote des projets sur lesquels il « engage sa responsabilité ». A défaut de motion de censure déposée par au moins un dixième des députés puis réunissant une majorité d’entre eux, le projet est adopté. En cas contraire, c’est la motion de censure qui est adoptée, le premier ministre présente alors la démission de son gouvernement. Cet article a été mis en œuvre dans deux scenarios : soit lorsque le gouvernement ne dispose pas de majorité absolue, soit lorsqu’il veut mettre fin à une « guerre des amendements » menée par l’opposition.

Redoutable arme fatale aux mains de l’exécutif, cette disposition constitutionnelle n’en est pas moins le symbole d’un Parlement en position défavorable dans le rapport de forces avec l’exécutif. Le recours à cet article constitue ainsi l’une des principales armes de dissuasion dont dispose l’exécutif de la Vème République. On a recouvert cette dure réalité (pour le Parlement) d’un euphémisme en évoquant le « parlementarisme rationnalisé » qu’instaura en 1958 notre Constitution.

Les spécialistes de droit constitutionnel, une discipline féconde à l’intersection du droit public et de la science politique, ne cessent depuis plus de soixante ans de débattre des mérites et des défauts de ce « parlementarisme rationnalisé ». L’un des plus talentueux et respecté d’entre eux, le constitutionnaliste Guy Carcassonne, notait ainsi que l’usage de l’article 49-3 s’était progressivement transformé en une « arme multifonctionnelle donnée à des Premiers ministres qui abusèrent des facilités qu’elle leur offrait ».

Dans l’opinion publique, cet article de la Constitution est l’un des rares dont le nom soit bien connu : « le 49-3 » (prononcé « le quarante-neuf trois ») c’est un peu l’épouvantail, que l’on ne devrait rencontrer que dans les circonstances les plus graves. Un totem qui rappelle avec force la scène primitive, fondatrice de la Vème République : un régime politique semi-présidentiel fondé par le Général de Gaulle et qui donna lieu alors à d’importants débats sur ce « parlementarisme rationnalisé ». Chaque utilisation du « 49-3 » ravive ces débats et en porte la trace : « déni de démocratie », « démocratie foulée aux pieds » disent les uns, « obstruction à la démocratie » répondent ceux qui justifient le recours « au 49-3 » face au nombre d’amendements parlementaires !

Les Français interrogés par BVA (dans le cadre de l’Observatoire de la politique nationale de février 2020, réalisé pour Orange et RTL), semblent en tout cas avoir tranché le débat : quelques jours à peine avant l’annonce par Edouard Philippe qu’il allait enclencher un « 49-3 » sur le projet de réformes des retraites, 72% des personnes interrogées se montraient opposées à cette mesure, 46% indiquant « ne pas soutenir du tout » cet usage. Seules les catégories déjà acquises aux grandes lignes de la réforme des retraites  semblaient un peu moins défavorables au recours au « 49-3 » : les retraités, les 65 ans et plus, les cadres et professions supérieures, les sympathisants de LaRem et dans une bien moindre mesure les sympathisants LR.

Les verbatims recueillis par BVA par le biais d’une question ouverte sur l’image d’Emmanuel Macron montrent que le choix de l’exécutif ne peut qu’accentuer le clivage toujours abyssal entre soutiens et opposants à Emmanuel Macron. Il ne fait aucun doute que le recours à l’article 49-3 va alimenter et accentuer encore davantage ce gouffre dans l’opinion : l’image du Président, guidé par ses engagements de campagne contre l’image d’un Président incapable de comprendre son pays et enfermé dans l’arrogance de ses convictions. Le « 49-3 » comme symptôme d’une domination politique sans partage et d’un « passage en force » ou comme symbole de la force inébranlable du mandat présidentiel qui « tient bon ». Un piquet planté au milieu d’un champ démocratique qui va mal ou une banderille fatale qu’il fallait bien décocher, témoignage du huis clos impossible dans lequel le débat parlementaire s’est tenu.

Si l’estocade finale portée par le « 49-3 » permettra au gouvernement d’accélérer le tempo de son agenda réformateur, elle risque aussi d’accroître dans une partie importante de l’opinion le sentiment que « l’acte 2 » n’a rien changé et qu’à la fin « c’est toujours Emmanuel Macron qui gagne ». Ce sentiment va nourrir l’envie du « match retour » en 2022 qu’il se déroule au second ou au premier tour. Le temps venu, nous saurons si la réforme des retraites (passée au « 49-3 » sans faire l’objet d’un large consensus dans l’opinion) aura été « la réforme de trop », celle qui transforme la colère et l’incompréhension en revanche coûte que coûte. Pour le moment, notons que le mot dont la fréquence est la plus élevée, dans les verbatims des opinions négatives, est l’adverbe « trop »… : « Président trop à droite », « Président trop arrogant », « Président trop coupé du peuple ». Un jeune sympathisant communiste, cadre dans la fonction publique, résume ainsi les choses : « il modifie trop de choses et les solutions apportées sont moins bonnes que le modèle que nous avions jusqu’à présent ». Si les verbatims des opinions positives louent toujours le « courage réformateur » d’Emmanuel Macron, les opinions négatives (beaucoup plus fréquentes) reviennent mois après mois sur l’image du « monarque qui veut avoir toujours raison contre son peuple ».

La séquence électorale qui va débuter avec les élections municipales qui viennent et se terminera (à la veille de la présidentielle de 2022) avec les élections régionales de la fin 2021, nous en dira long sur un point capital : le sentiment d’une partie de l’opinion d’avoir roulé pendant cinq ans sur une voie à sens unique, sans aire de repos, ou d’avoir marché dans une impasse au bout de laquelle on ne pouvait échapper aux réformes d’Emmanuel Macron, va-t-il transformer la prochaine présidentielle en référendum pour ou contre Emmanuel Macron ? Un référendum dont le camp du « Non » ne serait guidé que par une seule considération : arrêter la marche du « monarque coupé de son peuple » quel qu’en soit le prix. Une « élection au 49-3 » en quelque sorte…

 

Photo de Bruno Cautrès - dilemme Macron